De toutes les histoires qu’on nous a racontées, s’il en est une qui paraît définitivement relever du monde de l’enfance, c’est bien les trois petits cochons – le degré zéro de l’histoire, un décor élémentaire (trois cabanes), et une intrigue plutôt maigre on dirait : un loup qui veut manger des cochons, ils réussissent toujours à s’échapper et se réfugient dans une autre maison plus solide.
Comme tant d’autres contes traditionnels, cette historiette vient pourtant rejoindre nos vies d’adultes avec une puissance et une précision extraordinaire, y compris là où on l’attendrait le moins : par exemple, dans le monde de l’entreprise. Ayant eu récemment l’occasion de travailler avec les dirigeants et managers d’Olga, confrontés à des changements déstabilisants, je leur ai proposé de réécouter cette histoire pour en découvrir l’actualité dans leur contexte, et questionner leurs modèles d’organisation. Car au-delà des réalités techniques qu’ils traitent, il était pour eux important de toucher du doigt la réalité humaine à laquelle nous confronte toute situation de changement. Et paradoxalement, cette histoire leur offrait une représentation extrêmement fine de ce qu’ils sont en train de traverser.
Prendre conscience d’abord qu’on ne commence jamais par la maison 3 sans être d’abord passé par la maison 1 puis la maison 2. Ça paraît simple, mais en réalité la maison de brique n’est la meilleure des trois que parce qu’elle est la troisième. Croire qu’on peut y accéder directement est illusoire : la maison de paille n’est pas, comme on croit souvent, une maison de paresseux, c’est juste la première possible. Maison des premières intuitions, des prototypes, des idées inspirantes, qui sera corrigée au feu (ou au souffle) de l’expérience. Ajustée, améliorée par les retours d’informations à condition de consentir à la perdre. Toutes nos transformations s’enrichissent des étapes antérieures.
On peut s’interroger sur ce qui joue le rôle du loup pour une entreprise. Il pourrait par exemple représenter les menaces propres du secteur d’activité où l’entreprise est engagée, qu’il s’agisse de l’agressivité de la concurrence, du prix des matières premières, de ses choix de communication ou de sa relation aux clients. Peut-être la menace vient-elle par un autre côté : du trop faible engagement des salariés, de leur manque de formation, ou encore du contrôle excessif qu’on exerce sur eux, réduisant leur créativité et leur motivation à inventer. Mais l’entreprise est un univers complexe, il arrive que les menaces soient à la fois internes et externes.
Comment réagir face au danger, aux déconvenues, aux effondrements ? Comment y ai-je réagi dans mon histoire, à l’occasion des échecs auxquels j’ai pu être confronté ? Mes étapes de croissance personnelle sont rarement une continuité progressive et harmonieuse, mais bien plus souvent des ruptures déstabilisantes.
S’enfuir à toutes jambes, comme fait le petit cochon, peut d’abord sembler une forme de lâcheté. Mais ce serait négliger la direction choisie courageusement, l’étape vers laquelle il se dirige énergiquement ! Car si le cochon fuit la « maison 1 », celle qu’il a faite tout seul avec les moyens du bord, c’est pour aller à la « maison 2 », en bois, qui est à la fois une réalité plus solide, une protection meilleure, et la découverte déterminante d’un allié : dans cette deuxième maison, ils sont deux. Un projet partagé à deux est tellement plus solide qu’un projet qu’on a rêvé tout seul !
Sur qui puis-je compter pour me transformer ? Avec quel partenaire, quel modèle ou quelle autre extériorité puis-je entrer en dialogue pour reconstruire une autre façon d’organiser notre mission ? Cette deuxième étape est celle de la confiance, du soutien, de l’ouverture à un autre que moi. Une étape capitale : sortir de la solitude des fondateurs ! Il est vital en effet de ne pas s’enfermer dans les représentations initiales qui ont conduit l’entreprise à la situation où elle se trouve actuellement.
Identifier mon loup, les menaces, les dangers ; identifier la première maison de paille, oser aussi regarder ce qui a déjà été soufflé par le loup ; et savoir identifier avec qui et vers où me tourner pour construire une autre représentation plus juste, plus adaptée au réel.
Mais ce n’est pas tout : la deuxième maison aussi est insuffisante. Peut-être en sommes-nous à l’étape suivante, à courir vers la « maison 3 » qui mettra le loup en échec. Identifier quelle part échappe encore à mon champ de vision, repérer ma tâche aveugle, et m’ouvrir à la présence d’un tiers qui peut me la faire intégrer. Une embauche ? Un autre service à déployer ? Un travail sur moi-même ? Un nouveau secteur sur lequel me positionner ? La maison 3 nous ouvre à l’intelligence collective, elle fait place à celui qui pense autrement et nous fait sortir du confort de l’entre-soi.
La vulnérabilité du cochon entre deux maison éclaire assez justement l’anxiété qu’engendre tout changement réel. Certains seront nostalgiques de la cabane précédente, ou se sentiront trop fragiles pour parvenir à s’adapter. Quelques-uns pourront peut-être devenir loup, en sabotant la transformation – par peur d’y perdre sa sécurité, ses habitudes ou son pouvoir. Et d’autres, comme le petit cochon du conte, contribueront activement à faire avancer les choses vers la réalité suivante…
Passé l’effet de surprise, le visage des dirigeants s’éclaire, se détend.
Parler d’un échec leur devient comme un jeu d’enfant, c’est une nouvelle étape de croissance. Et voici que l’entreprise s’implique activement à construire du dedans ce qui manque à sa transformation, dans le climat de contribution et d’enchantement si particulier que le conte est capable de susciter.
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