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  • christophedevareil

Les contes, premiers secours des Expériences Négatives de l’Enfance (adverse childhood experiences*)

Dernière mise à jour : 5 sept. 2023

Certains contes traditionnels sont beaucoup plus que de belles histoires énigmatiques et merveilleuses, ils jouent un rôle capital que nous avons souvent du mal à percevoir : traiter de nos blessures invisibles aux conséquences durables. Avec une discrétion magnifique et une habileté sidérante, ils œuvrent à rejoindre et restaurer les parts exilées nos intériorités. Prenons un exemple.


Que sont les "Expériences Négatives durant l’Enfance" ?

Les expériences négatives durant l’enfance (en anglais, adverse childhood experiences ; ACE*) ne sont généralement pas identifiées comme des traumatismes, mais elles vont avoir des conséquences importantes sur le très long terme. La recherche montre que l’exposition à plusieurs expériences négatives durant l’enfance, si elles ne sont pas suffisamment accompagnées, augmente très sérieusement la probabilité de difficultés ultérieures (troubles de l’attention, de l’apprentissage, difficultés sociales et professionnelles, dépressions, manque de réalité intérieure, engourdissement émotionnel, tentatives de suicide, conduites à risques, alcoolisme, violences, maladies...).

Parmi ces expériences, on compte :

  • Le fait d’être victime ou témoin de violence (cette violence peut être de nature physique, émotionnelle ou sexuelle).

  • Vivre dans un environnement familial dysfonctionnel. Par exemple, vivre avec un parent qui consomme régulièrement des substances (alcool, drogues, etc.), qui présente des troubles psychologiques ou des pensées suicidaires. On prend en compte aussi le fait d’avoir un parent incarcéré ou qui décède, ou encore être abandonné par son parent.

  • Les conditions de vie précaires : par exemple, vivre dans un environnement où les besoins essentiels (nourriture, toit, vêtements) ne sont pas remplis.

  • Différentes formes de négligences physiques, affectives, éducatives.

En pratique, deux tiers d’entre nous (selon la même étude) sont touchés par au moins une de ces expériences douloureuses, et 87% des personnes ayant déclaré une ACE en ont déclaré au moins une autre.

Or les enfants ont, comme les adultes, une vie intérieure, mais ils sont très peu préparés à l’accueillir et encore moins à la comprendre. Leur donner les moyens de traverser ces expériences est donc à la fois une démarche de prévention et de mieux-être capital pour le grand nombre. C’est un enjeu majeur de société.


L’accumulation d’expériences négatives pose des risques à long terme

Cependant ces accidents de vie et expériences négatives de l’enfance sont des réalités douloureuses à recontacter et impossibles à penser. Beaucoup de raisons nous empêchent d’y accéder et d’en parler :

- d’abord parce que le traumatisme déborde et désorganise les capacités d’intégration du

néocortex, et donc il est impensable et irreprésentable sans une aide du dehors ;

- ensuite, à cause de la honte qu’il engendre : cette image délabrée de soi qui suit

immanquablement la blessure et qu’on cherche à masquer dans toutes les interactions

pour se faire accepter ;

- il y a aussi la conviction (erronée) d’être seul à connaître une telle déflagration, et la

certitude qu’elle ne peut qu’être mal accueillie et mal comprise autour de soi ;

- et puis il y a cette espèce d’interdit flottant dans la culture où nous sommes baignés

(on sent bien que la blessure intérieure n’a guère de place dans les interactions au

quotidien, que le sujet est évité, qu'il gêne, laisse un blanc ou un malaise…) ;

- de plus, la parole est empêchée par la terreur de dénoncer ceux dont on dépend

(parents, famille ou éducateurs) qui pourraient nous en vouloir et s’acharner contre nous

(on a déjà payé assez cher), ou qui pourraient eux-mêmes payer un prix qu’on ne veut

pas leur infliger, en nous ôtant les maigres recours et refuges qui nous restent...


Il est donc toujours très difficile de relire ces expériences négatives. Et pour éviter de les recontacter, nous nous focalisons sur toutes sortes d’autres choses qui captent notre attention : beaucoup, beaucoup de choses peuvent capter notre attention, nous savons que c’est un énorme marché (celui des écrans, des produits, de l’image de soi, des activités, des réseaux sociaux et autres divertissements). Alors nous poursuivons nos existences à marche forcée, nous serrons les dents et nous évitons soigneusement d’ouvrir les vieux placards. Et ces vieilles histoires, qui disparaissent très vite de nos discours, s’effacent ainsi lentement de nos mémoires.


La parole indirecte des contes, un accès à la crypte

Mais à force de les taire ou de les contourner, ces blessures forment dans notre monde intérieur une zone isolée, comme une crypte, coupée de la possibilité d’être racontée et transformée. C’est une zone où le lien lui-même est souvent perçu comme une menace extrême. La crypte est verrouillée, protégée par des taillis impénétrables (les ronces tout autour du château de la Belle au bois dormant). Comment rejoindre ces zones blessées, douloureuses, inapprochables ? Nous manquons d’espaces où une parole serait possible sans être menaçante ou stigmatisante, pour apprendre à représenter, accueillir, intégrer, et penser le traumatisme ou l’expérience négative qui nous a percutés. Ce sont pourtant des réalités très envahissantes, qui continuent de perturber gravement la vie quotidienne, même des décennies après.


Dans ces circonstances, la parole utile n’est pas une parole directe sur le traumatisme, qui le réactiverait et le redoublerait ; pas non plus une parole théorique. La parole nécessaire est une parole empathique, qui permet aux personnes concernées de se sentir rejointes dans leur enfermement et leur silence, de se sentir comprises dans leurs ressentis, et de se sentir reliées, rattachées à la communauté des humains.


(Illustration d'Arthur Rackham)


Réveiller la Belle

De façon assez inattendue, certains de nos vieux contes traditionnels permettent de rejoindre ces cryptes, de comprendre l’effet d’un traumatisme, d’en faire une représentation accessible à la personne blessée elle-même, et de lui apporter un soin qui lui permet à la fois de se relier et de se reconstruire, intérieurement et extérieurement. La Belle au bois dormant en est un très bel exemple : lorsque le Prince parvient à se frayer un chemin parmi les ronces jusqu’au cœur du Château pour réveiller la Belle, c’est de ce travail de guérison essentiel qu’il s’agit : rejoindre la crypte et nous libérer de nos sommeils antalgiques.


Le conte fait cela de façon magistrale et délicate, et cela pourrait suffire déjà largement comme premier secours d’urgence.


Mais il fait plus que cela :

- Il donne des représentations qui permettent de penser l’irreprésentable : le cercueil de

verre de Cendrillon, ou notre sommeil de cent ans aident les enfants comme les

adultes à poser des mots précis sur une façon d’être et des ressentis qui sont très

difficiles à objectiver, et plus encore à partager.

- Et il ouvre la voie de la résilience. Quand Cendrillon finit Princesse, elle a retrouvé la

souveraineté qu’elle avait perdue sur sa vie. Quand la Belle au bois dormant se réveille,

elle commence un patient chemin de reconstruction dont les étapes ressemblent à nos

étapes de réinsertion après un fracas de l’existence et le « sommeil de cent ans » de la

dépression qui s’ensuit.


Changeons de regard :

La Belle au bois dormant ou Cendrillon ne sont pas de gentilles histoires de Princesse, elles sont une forme d’hypnose qui nous font revivre en profondeur nos trajets chaotiques de personnes touchées par des blessures invisibilisées.


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* L’étude ACE de Vincent Felitti (premiers résultats publiés en 1998) a travaillé sur les effets cumulatifs à long terme de traumatismes dans l’enfance et des dysfonctionnements dans la famille, sur la santé et la qualité de la vie à l’âge adulte. L'étude a porté sur plus de 17 000 patients adultes du centre Kaiser Permanente (USA). Cette étude a trouvé une forte corrélation (dose–réponse) entre l’étendue de l’exposition aux maltraitances et au dysfonctionnement familial pendant l’enfance et les multiples facteurs de risques pour plusieurs des principales causes de décès chez les adultes.

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